Texte programmatique du groupe Rhisop

La volonté de faire une « histoire sociale » est constitutive du CRH. Inscrite, par le dialogue interdisciplinaire, au cœur des sciences sociales, cette approche aborde les phénomènes historiques comme des constructions sociales, indexées à des acteurs et à des groupes. Cette attitude, refusant le compartimentage et la hiérarchisation des objets, met en question la distinction entre social, économique, politique, religieux, culturel – c’est-à-dire qu’elle ne se soumet pas à cette distinction, mais la soumet à l’étude historique de sa constitution. En ce sens, le nouveau groupe, qui affirme son ancrage au sein du CRH, se définit moins par ses objets, ses terrains ou ses périodes de prédilection, que par l’attachement de ses membres à des manières de faire de l’histoire.

Une histoire située tout d’abord. Prenant au sérieux les réflexions méthodologiques menées, en particulier au CRH, sur l’articulation entre cas et jeux d’échelles, le nouveau groupe partage le souci d’un travail au plus près des terrains et des sources. Le préalable d’une enquête n’est pas de définir un corpus, mais un problème, et de mobiliser pour le traiter les ressources documentaires les plus variées. Si une « histoire totale » reste à l’ordre du jour pour refuser a priori d’aborder le social selon les catégorisations qu’il a lui-même construites, cette ambition suppose de développer une histoire critique, qui ne prend ni les catégories, ni les schèmes d’interprétation d’une époque comme des données, mais comme les produits des relations sociales et des rapports de force au sein d’une société et d’une organisation des pouvoirs.

Une histoire incarnée ensuite, c’est-à-dire une histoire qui pose que nul phénomène ne s’appréhende en dehors des personnes qui le vivent, le fabriquent ou le subissent, et des relations sociales dans lesquelles elles se meuvent. Cependant, la position sociale, la reproduction ou la modification de cette position, font des acteurs bien plus que ce qu’eux­mêmes en disent. Le nouveau groupe partage la même option méthodologique : l’articulation entre l’individuel, le collectif et le social est au centre d’une démarche postulant qu’aucun des acteurs ne maîtrise entièrement l’ensemble de cette articulation – mais qu’aucun des acteurs ne peut entièrement s’en abstraire.

Une histoire politique, donc, non parce qu’elle se cantonne aux « décideurs » et à ceux qui les conseillent, mais parce qu’à tous les niveaux elle est attentive aux jeux de pouvoir. Et c’est bien la dynamique institutionnelle ou les transformations dans l’organisation des pouvoirs, inégalement maîtrisées, qui permettent d’interroger la relation entre structure et conjoncture, entre position individuelle et contrainte collective, entre domination et stratégie. Notre groupe pratique une histoire politique car la domination sociale, l’organisation des pouvoirs, les groupes sociaux et les individus demandent à être appréhendées dans leurs relations réciproques.

Une histoire des groupes sociaux enfin – non celle qui partirait de groupes définis à l’avance pour en faire l’histoire, mais celle qui se fixe pour objet ce qui « fait groupe ». Cette démarche, attentive aux instruments du collectif (le droit, le pouvoir, le religieux…) comme à son répertoire (le territoire, la reconnaissance, la distinction…) et à ses enjeux (la perpétuation, l’exclusion, la substantivation…) ne vise pas à « objectiver » les groupes sociaux, mais au contraire à étudier la construction historique de cette objectivation. Elle accorde une attention particulière aux rythmes du collectif, à ses rapports au temps et à l’espace qui fondent la capacité des acteurs à trouver dans le collectif une appartenance structurant leur individualité mais lui ouvrant aussi des marges de manœuvre inventive.

Pour faire une telle histoire, la variété de la documentation, imprimée et manuscrite, s’impose comme une nécessité. La diversité des sources et des méthodes (sans négliger un recours inventif à la statistique) permet d’explorer la relation entre ce que l’acteur élabore de son rapport au social et ce qui lui échappe de ce rapport. L’histoire politique et sociale telle que la conçoit ce groupe suppose une articulation entre le travail empirique dans les archives et la construction de problèmes élaborés à partir de questions générales et d’un retour réflexif constant sur les outils, les modèles et les processus de construction des raisonnements argumentatifs utilisés. Le questionnaire comme les outils et les modèles doivent sans cesse être enrichis et modifiés par le travail empirique. La recherche et l’analyse des sources permet à la fois d’ouvrir de nouvelles pistes (grâce à l’exploitation de fonds négligés), de proposer d‘autres modalités d’interprétation (en mettant en relation des documents que les sources obligent à confronter), d’infléchir ou même de récuser des topoï par des découvertes empiriques. L’intégration de nouvelles connaissances par les archives permet de complexifier les modèles sans pour autant renoncer à comprendre « ce qui fait système », à savoir restituer une cohérence en respectant les spécificités locales, sociales, temporelles, etc.

Une telle histoire suppose également que le questionnaire, les outils et les méthodes mis en œuvre dans l’analyse soient fécondés tant par l’historiographie que par les autres sciences sociales, non que ces dernières pourraient donner des éléments d’interprétation clés-en-main des sociétés passées, mais en ce que chacune des disciplines possède une dimension à la fois théorique et pratique liée à l’analyse d’un terrain. Chaque terrain peut être envisagé comme un laboratoire dont on peut tirer des enseignements généraux, des concepts, des outils, des questions qui peuvent venir féconder d’autres approches et d’autres terrains. Ces apports seront eux-mêmes enrichis, modifiés, voire invalidés par la confrontation à un questionnaire différent appliqué à une autre société.

La généralité et la comparaison ne sont donc pas, pour les membres de ce groupe, des objets, pas plus qu’elles ne sont dans les objets étudiés. Généraliser relève d’une méthode exigeante qui consiste à viser, à mesure que l’on approfondit un terrain, tant les dynamiques plus globales d’une société que des leçons plus générales, voire des modèles, qui peuvent être transposés ailleurs dans l’espace et dans le temps. Si toute la société n’est pas dans chaque exemple, tout exemple dit quelque chose de la dynamique sociale dans sa généralité. Le degré de généralité n’est donc pas dans l’extension mais dans le niveau de compréhension auquel parvient le chercheur à partir de questions posées qui visent à une interprétation systémique, et non au particularisme. Une autre caractéristique du groupe tient alors à la volonté de faire de l’histoire politique et sociale en pensant des modèles de fonctionnement qui puissent se retrouver ailleurs, ou qui marquent à l’inverse des modes d’organisation spécifiques. La comparaison est donc un outil essentiel qui conduit nécessairement à intégrer les différents niveaux d’analyse, entre local et global, individu et collectif, structure et conjoncture, dans une perspective anthropologique toujours attentive aux dynamiques, c’est-à-dire aux modalités de transformations des structures sociales.

Les membres de ce groupe se rejoignent en effet dans l’idée que la matière même des sociétés, c’est le temps. Les structures ne sont pas immobiles et il faut chercher, en articulant les niveaux d’analyse, à comprendre ce qui agit dans les structures et les transforme, quels que soient les rythmes des transformations. La visée anthropologique ne peut donc naître que de la perspective historienne qui pose que les questions d’une époque ne sont pas les nôtres, c’est­à-dire qu’on ne peut pas penser les sociétés passées uniquement dans nos propres termes (même si les mots sont les mêmes) ni selon une simple perspective généalogique. La prise en compte de la longue durée permet ainsi de mieux comprendre, par les déplacements nécessaires que l’historien est obligé d’opérer dans son questionnaire et dans ses modèles d’analyse, ce qui a changé. Observant des transformations (des objets, des acteurs, des catégories, des espaces, etc.), le questionnement même de l’historien se déplace en fonction de l’observation.

L’histoire telle que l’entendent les membres de ce groupe est donc une histoire-problème, qui part d’une question et non d’un champ prédéfini, pour viser à mieux comprendre ce qui fait système, ce qui fait société, et comment celle-ci évolue à une période donnée. Cette perspective de recherche induit qu’il n’y a pas de sous-discipline historique, pas d’échelle privilégiée, que tout problème peut ressortir de tous les découpages traditionnels historiques à la fois (histoire économique, histoire politique, histoire religieuse, histoire culturelle, histoire intellectuelle, etc.), et qu’il n’y a pas de corpus ou de type d’approche supérieur à un autre. La possibilité de généraliser un problème repose sur la capacité à le poser, à mobiliser différents matériaux et à regarder un terrain sous tous les angles possibles pour le résoudre.